samedi 1 mars 2008

Quand Sarkozy fait mentir Derrida...

Certes, je l'avoue, le titre est un peu gros mais je n'y résiste pas... Il m'est venu à l'esprit hier en lisant un des derniers articles de Jacques Derrida paru en 2004 dans le volume Vérité, réconciliation, réparation de la revue "Le Genre Humain" éditée par le Seuil (article intitulé "Versöhnung, ubuntu, pardon : quel genre ?"). Dans ce texte, portant sur le processus de réconciliation et de pardon en Afrique du Sud, Derrida y écrit quelques phrases qui prêtent irrésistiblement à sourire au regard des déclarations récentes de Nicolas Sarkozy :
"Toutes les démocraties modernes ne nomment pas Dieu. Les discours politiques officiels de chefs d'Etat démocratiques ne nomment ou n'invoquent Dieu que dans de très rares pays dont je n'ai pas fait le compte. S'y marque une différence très signifiante : par exemple, avec une démocratie laïque comme la France, dans laquelle Dieu n'est pas nommé dans la Constitution et où il est exclu qu'un homme politique nomme Dieu dans un discours officiel, surtout un chef d'Etat, même s'il est personnellement croyant." (p. 114)
Belle introduction pour parler ici des rapports entre athéisme et laïcité. En effet, un président de la République peut-il parler de Dieu et quelles conséquences son discours peut-il avoir sur l'équilibre de la laïcité ? Derrida voit juste en soulignant que Dieu n'est pas mentionné dans la constitution. Ce n'est pas le cas dans d'autres pays : les Etats-Unis ont repris le nom de Dieu jusque dans leur devise (God bless America) ; l'Afrique du Sud (c'était l'exemple de Derrida) dans son préambule implore la protection divine (May God protect our people) ; le Canada reconnaît dans sa constitution "la suprématie de Dieu" ; l'Allemagne et la Suisse font également référence à Dieu. Les exemples pourraient encore se multiplier et nous conduire jusqu'à l'Albanie démocratique. Alors que le régime communiste d'Enver Hoxha en avait fait "le premier Etat athée au monde" en interdisant la religion en 1967 et en l'inscrivant dans la constitution de 1976, la nouvelle constitution démocratique, adoptée en 1998, mentionne qu'elle a été rédigée avec "foi en Dieu et/ou aux autres valeurs universelles". La mention de la "foi en Dieu" est immédiatement atténuée par ce "et/ou" la reliant aux "autres valeurs universelles". Il y a donc choix entre croyance et incroyance. Cette logique rentre dans la volonté de neutralité de l'Etat albanais en matière de religion. Elle répond aussi aux critiques émises alors par d'anciens militants de l'athéisme d'Etat, craignant que la présence du nom de Dieu finissent par mettre définitivement de côté la possibilité de ne pas croire.
Pour revenir à la France, il est vrai que la constitution ne mentionne pas Dieu. C'est un élément important qui renforce le statut laïque de l'Etat. En ne mentionnant pas Dieu, la constitution ne dit pas qu'il n'existe pas sans dire non plus qu'il existe. Il est tout simplement absent de l'Etat, garantissant par là l'équilibre entre ceux qui n'y croient pas fermement, ceux qui y croient sincèrement et l'ensemble des indifférents qui ne se retrouvent pas dans les deux premiers groupes. L'Etat en France n'est donc ni athée, ni religieux. Sa laïcité repose sur une neutralité clairement affichée entre les convictions croyantes et incroyantes.
C'est ce principe que Nicolas Sarkozy n'a pas respecté à Riyad en janvier dernier en parlant de «Dieu transcendant qui est dans la pensée et dans le coeur de chaque homme, Dieu qui n'asservit pas l'homme, mais qui le libère» ou en déclarant en juillet 2007 à Rome : «Le fait spirituel, c'est la tendance naturelle de tous les hommes à rechercher une transcendance». Ces deux discours ont suscité les polémiques que l'on sait, soulignant la mise en danger de la laïcité à la française. Cette laïcité, qui, en fin de compte, refuse de se prononcer sur l'existence ou non de Dieu, apporte en effet des garanties aux fidèles de toutes les religions, aux athées, aux agnostiques etc. C'est ce que semble avoir oublié le président français : en tant que garant de la constitution, il ne peut citer Dieu car c'est mettre de côté ceux qui n'y croient pas, tout comme il ne pourrait se déclarer athée car ce serait rejeter les croyants. Parler de Dieu dans un discours présidentiel, c'est outrepasser les limites fixées par la constitution qui, par son silence, met la question divine hors de la place étatique.

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