mardi 11 mars 2008

Désacralisation des lieux cultuels : un exemple à Meaux

Une photo prise ce week-end à Meaux (Seine-et-Marne), dans la rue du Grand-Cerf. Le portail est celui de l'ancienne église Saint-Christophe, détruite après la révolution et dont ne subsiste que ce portail classé monument historique. Jusqu'à il y a quelques années, les lieux étaient occupés par un antiquaire. Depuis quelques mois, c'est un magasin de lingerie... Le contraste est saisissant. Il achève, d'une certaine manière, la désacralisation du lieu. L'antiquaire renvoyait encore au passé, à quelque chose de traditionnel. De vieux objets au pied d'un monument historique ne choquaient en fin de compte que peu de gens, bien que l'activité fut entièrement profane. Mais il suffirait de montrer cette photo à quelques catholiques pratiquants pour voir les réactions d'hostilité apparaître : de la lingerie dans une église (qui n'en est plus une), mais où va-t-on ? Le lieu n'est pourtant plus sacré depuis longtemps. Il a même accueilli au XIXe siècle un cabaret. Mais la vision d'un portail immédiatement classé dans l'architecture religieuse provoque chez le croyant (mais est-ce seulement chez le croyant ?) l'impression d'être en présence d'un lieu sacré. Aussi la réaction première est un rejet catégorique : un magasin de lingerie, présentant des affiches de femmes dénudées, renvoie, dans l'imaginaire chrétien, au péché. Et quoi de plus incompatible que le péché et une église ? La réaction de rejet est également le fruit d'une lecture culturellement chrétienne du paysage : l'architecture gothique est associée au sacré. S'il y a des éléments gothiques, il y a donc église ; s'il y a église, il y a sacré qui demande une certaine décence. Cependant, un chinois qui passerait par là n'y verrait certainement pas la même chose... L'étiquette "sacré" est bien culturelle et quelque part ici anhistorique puisque deux cents ans après sa destruction, ce portail représente encore l'ensemble de l' ancienne église aux yeux du passant. La réaction hostile à cette photo pourrait également montrer que la désacralisation, en fin de compte, ne se décrète pas mais ne s'opère qu'après un processus assez long et complexe.

jeudi 6 mars 2008

Croyance et incroyance chez Czeslaw Milocz

Pour compléter le premier texte de ce blog portant sur la coexistence permanente entre croyance et incroyance, je vous donne un texte du prix nobel de littérature polonais Czeslaw Milosz, extrait du livre Le Chien Mandarin (Mille-et-une nuits, 2004) que j'ai relu récemment. L'auteur, fervent catholique, y témoigne de son oscillation existentielle entre le croire et le doute et s'inscrit pleinement dans la problématique de recherches que j'avais proposé :

J'ai été un homme profondément croyant. J'ai été un homme totalement incroyant. La contradiction est si flagrante que je ne sais pas comment vivre avec. Elle a éveillé en moi le soupçon que la signification profonde du verbe "croire" est encore à creuser, peut-être parce que croire est une démarche qui implique plus la vie de la communauté humaine que la psychologie de l'individu. Ni la langue employée par les communautés religieuses ni celles des athées n'ont favorisé la réflexion sur le sens de ce verbe.
J'ai souvent l'impression que l'explication est tout près, qu'elle est en quelque sorte en suspens et que beaucoup s'écrieront, à peine sera-t-elle mise en mots : "Mais oui, bien sûr ! C'est exactement mon cas !"
Ces gens sont ici, à côté de moi, dans l'église. Ils font un signe de croix, se lèvent, s'agenouillent, et je devine qu'il se passe dans leurs têtes la même chose que dans la mienne, c'est-à-dire qu'ils veulent plus croire qu'ils ne croient, ou alors qu'ils croient par périodes. Cela ne se passe probablement pas exactement de la même manière chez tout le monde, mais comment est-ce que cela se passe ? Tout permet de penser qu'il y a quelques centaines d'années, la signification de ce mot devait être différente, pour que dès le dix-septième siècle Pascal ait noter "Nier, croire et douter sont à l'homme ce que le courir est au cheval" et qu'au dix-neuvième siècle, Emily Dickinson ait dit : "Je crois et je ne crois pas cent fois par heure, ce qui laisse à ma foi de la souplesse". Etre avec eux, dans une église, est plus important que raisonner selon ses critères personnels - la plupart des personnes rassemblées dans l'église ne ressentent-elles pas et ne pensent-elles pas la même chose, fournissant une occasion de se plaindre de la religion rituelle tout en accomplissant un acte d'humilité ?
Peut-être suis-je assez près pour dire : "C'est chaud, je brûle !", quand j'ai une vision soudaine de toute l'assemblée nue : des créatures animales des deux sexes, avec leur pilosité, leur sexe, leurs déformations exposées à la vue, s'unissant dans un rite d'adoration immatérielle. Que peut-il y avoir de plus extraordinaire ? (p. 17-18)


lundi 3 mars 2008

La composition religieuse des Etats-Unis

Je vous signale la publication en ligne des résultats d'une enquête sur la composition religieuse des Etats-Unis par le Pew Forum on Religion and Public Life. Vous pourrez trouver sur le site l'ensemble des résultats avec des pages web dynamiques, permettant de lire les données sur des cartes, Etat par Etat. Vous pouvez aussi consulter le rapport complet sous format pdf.





samedi 1 mars 2008

Quand Sarkozy fait mentir Derrida...

Certes, je l'avoue, le titre est un peu gros mais je n'y résiste pas... Il m'est venu à l'esprit hier en lisant un des derniers articles de Jacques Derrida paru en 2004 dans le volume Vérité, réconciliation, réparation de la revue "Le Genre Humain" éditée par le Seuil (article intitulé "Versöhnung, ubuntu, pardon : quel genre ?"). Dans ce texte, portant sur le processus de réconciliation et de pardon en Afrique du Sud, Derrida y écrit quelques phrases qui prêtent irrésistiblement à sourire au regard des déclarations récentes de Nicolas Sarkozy :
"Toutes les démocraties modernes ne nomment pas Dieu. Les discours politiques officiels de chefs d'Etat démocratiques ne nomment ou n'invoquent Dieu que dans de très rares pays dont je n'ai pas fait le compte. S'y marque une différence très signifiante : par exemple, avec une démocratie laïque comme la France, dans laquelle Dieu n'est pas nommé dans la Constitution et où il est exclu qu'un homme politique nomme Dieu dans un discours officiel, surtout un chef d'Etat, même s'il est personnellement croyant." (p. 114)
Belle introduction pour parler ici des rapports entre athéisme et laïcité. En effet, un président de la République peut-il parler de Dieu et quelles conséquences son discours peut-il avoir sur l'équilibre de la laïcité ? Derrida voit juste en soulignant que Dieu n'est pas mentionné dans la constitution. Ce n'est pas le cas dans d'autres pays : les Etats-Unis ont repris le nom de Dieu jusque dans leur devise (God bless America) ; l'Afrique du Sud (c'était l'exemple de Derrida) dans son préambule implore la protection divine (May God protect our people) ; le Canada reconnaît dans sa constitution "la suprématie de Dieu" ; l'Allemagne et la Suisse font également référence à Dieu. Les exemples pourraient encore se multiplier et nous conduire jusqu'à l'Albanie démocratique. Alors que le régime communiste d'Enver Hoxha en avait fait "le premier Etat athée au monde" en interdisant la religion en 1967 et en l'inscrivant dans la constitution de 1976, la nouvelle constitution démocratique, adoptée en 1998, mentionne qu'elle a été rédigée avec "foi en Dieu et/ou aux autres valeurs universelles". La mention de la "foi en Dieu" est immédiatement atténuée par ce "et/ou" la reliant aux "autres valeurs universelles". Il y a donc choix entre croyance et incroyance. Cette logique rentre dans la volonté de neutralité de l'Etat albanais en matière de religion. Elle répond aussi aux critiques émises alors par d'anciens militants de l'athéisme d'Etat, craignant que la présence du nom de Dieu finissent par mettre définitivement de côté la possibilité de ne pas croire.
Pour revenir à la France, il est vrai que la constitution ne mentionne pas Dieu. C'est un élément important qui renforce le statut laïque de l'Etat. En ne mentionnant pas Dieu, la constitution ne dit pas qu'il n'existe pas sans dire non plus qu'il existe. Il est tout simplement absent de l'Etat, garantissant par là l'équilibre entre ceux qui n'y croient pas fermement, ceux qui y croient sincèrement et l'ensemble des indifférents qui ne se retrouvent pas dans les deux premiers groupes. L'Etat en France n'est donc ni athée, ni religieux. Sa laïcité repose sur une neutralité clairement affichée entre les convictions croyantes et incroyantes.
C'est ce principe que Nicolas Sarkozy n'a pas respecté à Riyad en janvier dernier en parlant de «Dieu transcendant qui est dans la pensée et dans le coeur de chaque homme, Dieu qui n'asservit pas l'homme, mais qui le libère» ou en déclarant en juillet 2007 à Rome : «Le fait spirituel, c'est la tendance naturelle de tous les hommes à rechercher une transcendance». Ces deux discours ont suscité les polémiques que l'on sait, soulignant la mise en danger de la laïcité à la française. Cette laïcité, qui, en fin de compte, refuse de se prononcer sur l'existence ou non de Dieu, apporte en effet des garanties aux fidèles de toutes les religions, aux athées, aux agnostiques etc. C'est ce que semble avoir oublié le président français : en tant que garant de la constitution, il ne peut citer Dieu car c'est mettre de côté ceux qui n'y croient pas, tout comme il ne pourrait se déclarer athée car ce serait rejeter les croyants. Parler de Dieu dans un discours présidentiel, c'est outrepasser les limites fixées par la constitution qui, par son silence, met la question divine hors de la place étatique.