jeudi 10 avril 2008

Les fidèles croient-ils tous la même chose ?

C'est en lisant les Lettres de prison d'Antonio Gramsci pour un autre texte posté sur Paris-Tirana que j'ai trouvé cet exemple très intéressant. Dans une lettre adressée à sa soeur Teresina et datée du 16 novembre 1931 (lettre 224 de l'édition Gallimard de 1971), Gramsci y relate une anecdote concernant sa tante, Grazia. Ne comprenant pas un mot de latin, le sens littéral du Pater Noster lui était devenu étranger. L'élocution vaguement phonétique du texte en latin lui faisait comprendre l'existence d'une Donna Bisodia, femme si pieuse qu'elle était mentionnée à chaque messe... Cette dame Bisodia devint pour elle un exemple de vertu, exemple pourtant directement sorti de son imagination. Le cas interroge directement les différents registres de croyances. On peut se dire croyant catholique sans partager la croyance de son voisin et coreligionnaire. Cette tante de Gramsci pensait bien être fidèle au dogme, au texte d'une prière mais, ce texte, elle ne le comprenait tellement pas qu'elle croyait en fait toute autre chose. C'est ainsi que sur ce point, l'interprétation du texte était différente selon le degré de connaissance en latin des personnes de l'assistance ou la pédagogie plus ou moins fine du prêtre. C'est donc un terrain tout à fait intéressant qui est soulevé ici : celui de la réception du dogme ou du texte sacré et de son assimilation/déformation par celui qui le reçoit.
Voici le texte commenté brièvement ici :
La phrase : « Un navire qui sort du port en dansant la gigue, c'est comme prendre un mort et le payer à la fin du mois » n'est pas une devinette, mais une bizarrerie sans aucun sens, qui sert à se moquer des gens qui assemblent des mots dénués de sens en croyant dire je ne sais quelles choses profon­des à la signification mystérieuse. C'était le cas pour beaucoup de villageois (te souviens-tu de monsieur Camedda ?) qui, pour faire étalage de culture, ramassaient dans les romans populaires de grandes phrases qu'ils introduisaient ensuite à tort et à travers dans la conversation pour ébahir les paysans. C'est ainsi que les bigotes répè­tent le latin des prières contenues dans la Philothée : te rappelles-tu que tante Grazia croyait qu'il avait existé une «dame Bisodia » très pieuse, si pieuse que son nom était toujours répété dans le Pater noster ? C'était le dona nobis hodie que, comme beaucoup d'autres, elle lisait donna Bisodia et qu'elle croyait être une dame du temps passé, quand tout le monde allait à l'Église et qu'il y avait encore un peu de religion sur cette terre. - On pourrait écrire un conte sur cette « dame Bisodia » imaginaire qu'on donnait en exemple : combien de fois tante Grazia aura-t-elle dit à Grazietta, à Emma et à toi aussi peut-être - « Ah ! c'est sûr, tu n'es pas comme dame Bisodia! », quand vous ne vouliez pas aller vous confesser pour Pâques. A présent, tu pourras raconter cette histoire à tes enfants : et n'oublie pas non plus l'histoire de la mendiante de Mogoro, de la musca maghedda et des chevaux blancs et noirs que nous avons attendus si longtemps. - Chère Teresina, je t'embrasse affectueusement.