mercredi 27 février 2008

Croire, ne pas croire

Un panda en peluche pendu à l'étage d'une maison en construction. La photographie a été prise par mes soins en août 2007 à Korça (Albanie). Elle pose très bien la question de la coexistence entre croyance et incroyance. Lors de mon premier séjour en Albanie, en 2004, j'avais remarqué la présence, sur certaines maisons de Tirana, de peluches ou de poupées accrochées à une fenêtre ou à un balcon. Ne disposant pas encore de la clé d'interprétation, je n'y voyais alors que des jeux d'enfants, même si je m'étonnais du manque de réaction des parents laissant traîner négligemment ces jouets recouverts rapidement de la poussière des rues. D'ailleurs, personne dans mon entourage albanais ne s'étonnait de ce laisser-aller. Ils pouvaient passer plusieurs fois par jour devant sans vraiment s'en soucier, sans réagir. C'est un peu plus tard que j'appris la signification, ou plutôt devrais-je dire, l'utilité de cette pratique. Il s'agit en réalité de protéger la maison contre le mauvais oeil. La poupée ou la peluche, par la curiosité qu'elle inspire, détourne le regard du porteur du mauvais oeil vers elle, préservant par ce biais la maison. J'ai commenté sur le blog Paris-Tirana un article de Kristin Peterson-Bidoshi à ce sujet et je vous y reporte pour plus de détails.
Mon incompréhension du phénomène était non seulement due à mon ignorance mais avant tout à mon incroyance. Le fait de ne pas croire au mauvais oeil a joué un rôle essentiel dans mes premières conclusions (celui des jeux d'enfants) et m'a quelque part empêché de poser la question en terme de croyance. Mon ignorance première dépassée, j'ai alors ouvert les yeux et vu se multiplier les occasions d'observation. Une situation aussi anodine qu'une poupée accrochée à une fenêtre peut donc relever de deux paradigmes : d'une part la croyance au mauvais oeil et aux manières de s'en préserver ; d'autre part l'état d'incroyance qui nécessite une connaissance particulière pour être dépassé et comprendre la situation généré par un croyant. Ceci n'est qu'une affaire de point de vue, me direz-vous. Pas seulement, me semble-t-il. Il ne s'agit pas uniquement de deux points de vue ou d'une ignorance de l'un des deux protagonistes mais bien de deux logiques coexistant dans le même monde sans forcément se rencontrer. D'un côté un individu, voire une famille entière, ayant une croyance particulière qui le pousse à se préserver d'un possible mal. D'un autre côté, un individu ne partageant pas cette croyance, ne la soupçonnant peut-être même pas. Ce dernier observe cette poupée qui attise sa curiosité, a le regard attiré immanquablement par elle. Derrière les fenêtres de la maison, une personne qui a placé ce jouet pour détourner le regard du porteur du mauvais oeil. La situation pourrait alors facilement s'inverser : le croyant pourrait voir l'incroyant regarder la poupée et en conclure de l'efficacité de cette protection sans s'imaginer que celui qu'il pense être le porteur du mauvais oeil est en fait un curieux qui se demande pourquoi on laisse des jouets trainés dehors...
L'affaire se complique encore si on poursuit l'enquête. En effet, j'ai pu remarquer que les Albanais croient énormément au mauvais oeil en Albanie. Par contre, dès qu'ils vivent à l'étranger, et notamment dans les pays d'Europe occidentale, ils n'y croient généralement plus. Plus précisément, ils ne croient pas que le mauvais oeil puisse frapper en Occident. Aussi, les précautions leur semblent ici inutiles. Peut-être même riront-ils de cette croyance qui leur semblera si lointaine. Toutefois, le retour en Albanie peut s'avérer problématique à ce sujet. il n'est pas rare de rencontrer des Albanais renouant alors avec ces pratiques de protection (surtout pour les enfants) comme si, finalement, ils y avaient toujours cru mais avaient assimilé cette croyance à l'Albanie. Il arrive également, dans leur pays d'accueil, que la venue d'autres Albanais à la maison provoque ce besoin de protection. Il peut donc bien exister pour un individu une alternance d'état de croyance et d'incroyance, comme il peut exister une coexistence entre croyants et incroyants mais aussi entre différentes croyances. La photo que je vous présente ici est encore une fois révélatrice de ce troisième point puisque la maison en construction se trouve sur la même place que la cathédrale orthodoxe de Korça. La protection du sanctuaire ne suffisait donc pas, ou n'existait pas aux yeux des propriétaires.
C'est cette coexistence permanente entre croyances et incroyance(s) qui a donné le titre de ce nouveau blog. Il s'agit en effet de parler d'anthropologie religieuse non seulement en approchant diverses croyances mais aussi en réfléchissant aux différentes formes d'incroyances et aux rapports que ces dernières entretiennent avec les premières.
Les deux blogs ("croyances/incroyances" et "Paris-Tirana") présenteront désormais les deux facettes de mon travail de réflexion : d'une part celui autour d'une anthropologie religieuse de l'Europe et celui autour d'une anthropologie de l'Albanie, les deux pouvant parfois se rejoindre, comme c'est le cas de ce premier texte.